LUDOPHORIA — Les moments de joie des joueur-euse-s LGBTQ+ (partie 2)

Marie-Lou Dulac
11 min readFeb 8, 2024

La première partie de l’article est accessible ici.

[Cet article a été initialement publié dans la revue Inventaire (2023), disponible en version papier sur ce site.]

II. Un jeu, une histoire

La motivation des joueur-euse-s à garder la manette en main dépend fortement de leur connexion émotionnelle avec le jeu. La narration et les personnages occupent une place centrale dans la création de cette connexion. Une étude(7) a montré que les participant-e-s qui ont joué un jeu de tir à la première personne intégrant des éléments de narration s’identifiaient davantage à leur avatar que celleux qui avaient testé la version non-narrative.

Les enjeux de représentation ne concernent pas seulement l’apparence d’un personnage, mais englobent également son histoire, ses attitudes, ses croyances et ses expériences. Ces éléments sont essentiellement couverts par la narration.

Certaines expériences sont plus invisibilisées que d’autres : on va privilégier le récit de personnages masculins plutôt que féminins, blancs plutôt que racisés, valides plutôt qu’avec un handicap… et cette hiérarchie se retrouve au sein de la communauté LGBTQ+. On va davantage représenter des personnes cis, jeunes, minces, et ainsi de suite. A la question « Que penses-tu de la représentation LGBT dans l’industrie ? », la réponse d’Oriane est catégorique : « En tant que femme trans grosse, je n’existe pas. Ce à quoi on joue est le reflet de la pop culture, et c’est comme si on n’existait pas. »

Le potentiel narratif de cette diversité est moins facilement exploitable dans un jeu qui offre le choix entre plusieurs personnages (le fameux « pluralisme » étudié par Adrienne Shaw). Chloé constate que « quand on a le choix des personnages, le jeu est moins bien écrit », car le récit est moins individualisé, il ne reflète pas l’expérience vécue spécifique d’un personnage.

Laura rejette aussi ces histoires masculines que les créateur-rice-s viennent plaquer sur des personnages féminins : « Salt n’a pas été écrit pour Angelina Jolie, mais pour Tom Cruise. Cela se ressent dans le comportement et les répliques du personnage. »

Sa frustration face à ce type de contenu l’a conduite à abandonner Assassin’s Creed Origins, dont le récit semblait préparer l’avènement d’Aya, qui ne reste finalement qu’un personnage auxiliaire de Bayek, le « vrai » héros. Et en ce qui concerne Assassin’s Creed Odyssey, qui propose de choisir entre Alexios (personnage masculin) et Kassandra (personnage féminin), Laura déplore un processus créatif similaire : « On sent que les dialogues ont été écrits pour un personnage masculin et n’ont pas été adaptés. L’effet produit n’est pas naturel alors que Kassandra est censée être le personnage canonique. » Donner le choix entre plusieurs personnages comprend donc des limites. Plus il y a de choix, moins l’expérience est individualisée (essentiellement pour des raisons de production), et moins les joueur-euse-s ont le sentiment que leurs décisions ont un impact sur leur expérience. C’est ce que relève Carolyn Petit dans son analyse(8) de Watch Dogs: Legion. Ce jeu, qui a fait date dans l’industrie avec son concept de « Play as Anyone », permet aux joueur-euse-s de transformer n’importe quel personnage du monde en opé- rateur-rice jouable. Voici ce que dit Petit à ce sujet :

« Selon les métadonnées de leur fichier, l’un de mes agents potentiels était polyamoureux, tandis qu’un autre était asexué, et un autre encore “avait donné un conférence à une convention kink”. C’était très prometteur, mais je me suis immédiatement demandé quel impact ces complexités identitaires auraient sur les expériences de mes agents dans un Londres post-crise, dans une ville en proie à un repli réactionnaire et fasciste.

Ce que j’ai rapidement découvert, c’est que ces éléments de l’identité d’un agent n’ont aucune incidence sur la façon dont il évolue dans le monde ouvert de Legion. »

Ce type d’information sur les personnages, que la narration du jeu aurait pu exploiter pour infléchir l’expérience de jeu, a généré des attentes parmi les joueur-euse-s (en particulier parmi les groupes marginalisés) qui n’ont pas été remplies. Il s’agit donc d’une opportunité manquée vis-à-vis de la profusion de choix et d’identités possibles. Et quand ces identités sont exploitées par la narration, elles le sont parfois au détriment des communautés représentées, notamment par la perpétuation de stéréotypes négatifs.

Pour de meilleures représentations LGBTQ+, en particulier des personnes trans, V. considère qu’il est de la responsabilité des développeur-euse-s de travailler sur leurs biais : « Il ne faudrait pas les voir comme des personnes à part, mais comme des personnes à part entière. »

Dans les représentations queer positives, parmi les personnages qui l’ont marquée, Claire a évoqué Kainé, personnage intersexe de Nier Replicant dont l’expérience fait écho à celle des personnes trans.

[SPOILER] Oriane, quant à elle, m’a longuement parlé d’Umineko When They Cry, un roman interactif dans lequel un personnage non-binaire est présenté sous différentes facettes (masculine et féminine). L’ambiguïté est cultivée au point que les joueur-euse-s croient qu’il s’agit de deux individus distincts. Dans une scène de l’histoire, le personnage se regarde dans le miroir et rejette son image, en pleine dysphorie de genre. Oriane s’est étonnée de l’authenticité de ce passage : « J’aurais pu prononcer ces lignes. »

Pour provoquer ces moments de joie qui ne peuvent exister que grâce à la qualité de l’écriture, il est nécessaire que les créateur-rice-s proposent davantage de représentations (et donc de travailler sur la quantité) offrant différents points de vue sur une même communauté afin d’en saisir les nuances et les complexités (et ainsi, d’en améliorer la qualité). Le but n’est pas de seulement dresser des portraits positifs des communautés margina- lisées, mais les représentations négatives ne devraient pas venir renforcer des stéréotypes existants et dommageables envers elles. Morgane se désole de la complaisance — et de la paresse créative — de certain-e-s développeur-e-s vis-à-vis de clichés narratifs comme « Bury Your Gays »(9) : «On ne devrait pas rajouter de traumas à une commu- nauté qui en a déjà beaucoup. »

La scénariste et narrative designer Tori Schafer a donné un conférence à la GDC 2020 sur cette question(10). Pour bien écrire un personnage LGBTQ+, il faut que celui-ci soit réaliste (c’est-à- dire authentique), que sa caractérisation tienne compte des problématiques sociétales de la communauté (discriminations, actions militantes, projets de loi…), explicite (le personnage exprime lui- même son identité), et respectueux (au sens où l’identité du personnage est respectée tout au long de la narration).

V. met aussi l’accent sur l’importance de respecter la diversité dans les groupes : « Un gay n’est pas un gay, un trans n’est pas un trans. Quand les créatifs l’auront compris, on aura fait un grand pas en avant. »

Pour autant, la réalité est plus complexe. En tant que personne queer, incarner des personnages queer n’est pas un pré-requis pour apprécier un contenu, comme le souligne Claire : « Dans Assassin’s Creed Valhalla et The Witcher 3, je n’ai pas été gênée d’avoir un personnage défini avec une personnalité. Je n’ai pas de souci à jouer un homme, d’autant qu’il y a d’autres personnages féminins auxquels je peux m’identifier, comme Ciri. »

Oriane préfère même éviter d’incarner des personnages qui lui ressemblent : « J’accorde beaucoup d’importance aux personnages, mais je n’ai pas besoin d’avoir un self-insert, un double de moi. J’ai une certaine prise de distance avec les personnages : je veux simplement aimer les incarner et les regarder. »

Le son de cloches est identique pour V. : « Je n’ai pas de problème à incarner un personnage qui ne me ressemble pas, je n’ai pas besoin de chercher une représentation. »

S’il n’est pas nécessaire de nous identifier à un personnage qui nous ressemble, pourquoi est-ce si important de diversifier les représentations dans les jeux ? Laura le résume très simplement : diversifier les représentations permet de légitimer et de normaliser l’existence des groupes marginalisés en développant l’empathie des joueur-euse-s.

« Pour développer l’empathie des joueur- euse-s, il est important d’incarner des personnages qui ne nous ressemblent pas. Les joueur-euse-s issu-e-s de groupes majoritaires n’ont jamais développé cette capacité à se projeter dans des personnes différentes, alors que les personnes issues de groupes minoritaires ont été forcées de le faire. Par exemple, quand je suis allée voir Black Panther, j’ai pu assister à l’euphorie des personnes noires qui avaient été représentées dans le film. Cela leur procurait un sentiment d’empowerment, et j’ai pu partager cette joie alors que je suis blanche. »

Certain-e-s joueur-euse-s des groupes dominants se montrent réticent-e-s à incarner des personnages diversifiés, alors que les joueur-euse-s marginalisé-e-s ont été habitué-e-s à incarner des personnages qui ne leur ressemblent pas pendant des décennies ! Il est donc essentiel d’encourager la représentation des communautés LGBTQ+ à travers les protagonistes incarnés par les joueur- euse-s, mais aussi de proposer des PNJ (Person- nages Non-Jouables) diversifiés. Autrement dit : avoir des personnages queer « dans le paysage » sans que le propos du jeu aborde nécessairement les questions LGBTQ+.

Oriane abonde en ce sens : « Dans Night In The Woods, non seulement l’héroïne a un penchant non-binaire, mais il y a un couple homo dans le quatuor d’ami-e-s. Leur homosexualité n’est pas au centre de l’histoire mais elle influence leur vision du monde, leur réflexion sur la société et la place de notre génération. »

Morgane insiste aussi sur l’importance de mettre en scène des personnages LGBTQ+ sans traiter des thématiques spécifiques à cette communauté : « Dans Kena: Bridge of Spirits, il y a une mini-histoire qui implique deux femmes. On ne nous donne pas d’explication particulière sur ce couple, c’est considéré comme étant tout à fait normal. Ce genre de représentation permet l’intégration d’autres types de normes [par les joueur-euse-s]. »

Chloé résume ainsi les enjeux de la représentation : « Les représentations LGBTQ+ aident à la prise de conscience de ces communautés et de ces réalités-là dans la société. »

Pour honorer les promesses d’une représentation positive, il est crucial de prêter attention à la manière dont les personnages sont écrits, mais aussi à la façon dont ils sont introduits aux joueur-euse-s. Comme l’expose Claire :

« L’introduction d’un personnage queer est un sujet délicat. Les personnages ouvertement trans dans le jeu vidéo sont rares et se retrouvent surtout dans les jeux indépendants. Il faut que ce soit naturel, car tout comme il existe un male gaze pour les personnages féminins, il y a un cisgaze pour les personnages trans. »

La narration est donc fondamentale pour normaliser la représentation des personnes marginalisées, et il existe de nombreux moyens d’en évaluer la qualité : combien de personnages (protagonistes et PNJ) sont-ils issus de groupes marginalisés ? Les personnages sont-ils multidimensionnels ? La diversité présentée est-elle intersectionnelle ? Le personnage correspond-il à un cliché narratif ? Si oui, est-il limité à cela ? Le cliché en question ren- force-t-il les stéréotypes envers un groupe social ?

Ces points de vigilance permettent d’éviter le « tokenism » (traduit en français par « quota » ou représentation « purement symbolique »), mais aussi la cristallisation des attentes d’une communauté entière, qui seront nécessairement déçues. Un article(11) écrit par Riley MacLeod sur le person- nage de Lev, un homme trans présent dans The Last of Us 2, l’illustre très bien :

« Le fait qu’il y ait si peu de personnages transmasculins dans les jeux signifie que Lev porte un poids immense, qui s’étend à toutes les personnes qui l’ont créé et à celleux d’entre nous qui essaient d’écrire à son sujet. Sa caractérisation et sa représentation prennent une importance démesurée en raison de la rareté [des personnages transmasculins]. »

V. est optimiste vis-à-vis de l’évolution de l’industrie du jeu vidéo, même si les avancées sont lentes : « On observe des frémissements dans le bon sens. »

Laura, quant à elle, pense que « l’espoir de représentation positive viendra de plus petits studios » et insiste sur l’importance du changement en interne dans les entreprises : « Il y a une responsabilité de la part des créateur-rice-s. Dire à sa boîte qu’on veut qu’elle change, c’est lui envoyer un message d’amour, parce que cela signifie qu’elle est importante pour nous et qu’on a espoir qu’elle évolue. »

A contrario, Oriane pense que ce hiatus entre studios indépendants et multinationales est irréconciliable : « Il existera toujours un problème fondamental entre le jeu d’auteur qui peut faire référence à une expérience vécue, et le jeu écrit à cent mains qui induit nécessairement une dilution du propos, dans une volonté de le rendre universel. »

III — De l’autre côté du miroir : la diversité dans la création

Il va sans dire que la diversité des profils travaillant dans l’industrie est primordiale pour atteindre de bons niveaux de représentation. Les jeux reflètent les valeurs, les perspectives et les expériences des personnes qui les ont créés. La représentation dans le contenu et la diversité dans les équipes de production sont les deux faces d’une même pièce.

S’il est indispensable d’embaucher plus de personnes concernées dans les entreprises du jeu vidéo, c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Il ne s’agit pas simplement d’être employé-e par une entreprise, il faut aussi être en position de pouvoir pour se sentir légitime à s’exprimer sur le sujet, être entendu-e et avoir de l’impact. La contribution des personnes doit aussi être valorisée (compensation financière, reconnaissance des compétences acquises…) pour éviter qu’elles se transforment en « consultantes involontaires » en fournissant un travail gratuit et uniquement fondé sur une expérience vécue. Sans compter que les personnes concernées peuvent elles-mêmes être biaisées et perpétuer des stéréotypes négatifs : il convient donc de ne pas faire peser sur elles tout le poids de la représentation. Enfin, les personnes issues des groupes dominants doivent aussi s’éduquer et s’impliquer pour que les représentations évoluent dans le bon sens. Car on ne devrait pas attendre d’avoir atteint une représentativité complète dans les studios pour s’engager à davantage d’inclusion dans les jeux.

Le jeu vidéo n’est pas qu’un défouloir à base de fusils lustrés et de filles en bikini. Il offre de magnifiques perspectives pour l’avenir, permettant à toujours plus de joueur-euse-s d’endosser une infinité de rôles. Oriane se réjouit d’avance : « On est à deux doigts de comprendre l’autre. » Il est donc temps d’œuvrer à réconcilier le jeu vidéo avec ses ambitions, celles de devenir l’outil d’empathie le plus puissant jamais créé.

Bibliographie :

7 — Schneider, Edward F. Death with a Story: How Story Impacts Emotional, Motivational, and Physiological Responses to First-Person Shooter Video Games. 2004

8 — Petit, A. (2020, 9 novembre). “Queer identity in Watch Dogs: Legion should be more than flavor text”. Polygon.

9 — Voir la définition de TV Tropes : https://tvtropes.org/ pmwiki/pmwiki.php/Main/BuryYourGays

10 — GDC. (2020, 23 mars). Representing LGBT+ Characters in Games: Two Case Studies [Vidéo]. YouTube.

11 — MacLeod, R. (2020, 2 juillet). “I Have Mixed Feelings About The Last Of Us Part 2’s Trans Character”. Kotaku.

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Marie-Lou Dulac

Diversity & Inclusion expert in the media and entertainment industry