LUDOPHORIA — Les moments de joie des joueur-euse-s LGBTQ+ (partie 1)

Marie-Lou Dulac
11 min readFeb 8, 2024

[Cet article a été initialement publié dans la revue Inventaire (2023), disponible en version papier sur ce site.]

Du Gamergate à la lutte contre le harcèlement, le secteur du jeu vidéo n’a jamais été tant préoccupé par les questions de « diversité », ce mot parapluie qui désigne les groupes sociaux marginalisés tels que les femmes, les personnes racisées et les communautés LGBTQ+.

Cet article s’intéresse à l’influence positive que le médium peut avoir sur les joueur-euse-s, notamment sur les personnes queer. L’historique de ces communautés dans le jeu vidéo n’a pas toujours été réjouissant (représentations stéréotypées, discriminations au sein des studios, harcèlement en ligne…), mais il existe des trouées de lumière dans ce ciel bien sombre, des moments de joie qui guident les joueur-euse-s sur le chemin de l’émancipation et de la liberté. Comment le jeu vidéo peut-il créer une euphorie de genre et de sexualité ? A quoi ressemble cette « ludophorie » pour les personnes queer ?

I — Quand le soi s’exprime à travers le jeu

Le jeu vidéo, par sa nature interactive qui en fait un médium unique en son genre, permet aux joueur-euse-s de s’immerger dans un monde virtuel par l’entremise (la plupart du temps) d’un agent appelé « avatar » ou « personnage ». Cet agent est le véhicule des joueur-euse-s dans le monde vir- tuel, où il peut prendre plusieurs formes.

Par souci de clarté, j’opère une distinction arbitraire entre les deux formes principales (avatar et personnage) que peut prendre cet agent.

Les avatars sont des coquilles vides que les joueur-euse-s vont investir de diverses fonctions, en les modelant selon le rôle qu’iels souhaitent en- dosser dans le jeu. Ce rôle peut consister à guérir les autres joueur-euse-s, adopter une apparence adaptée à la fantasy, le ton ou le contexte du jeu (par exemple, les joueur-euse-s des simulateurs de rencontres vont avoir tendance à créer des ava- tars plus séduisants que dans d’autres types de jeux)(1), mais aussi, et c’est là le plus intéressant, former des relations sociales dans le jeu, projeter leur identité dans un environnement virtuel, jouer avec différentes formes d’identité (comme masquer son genre dans un jeu en ligne), et explorer sa propre psyché. Je vais creuser ce dernier point un peu plus loin dans cet article.

On retrouve volontiers les avatars dans les genres RPG et MMOS. Aux côtés des avatars, les agents que j’appelle « personnages » ont la particularité d’être écrits, prédéfinis. Ils peuvent être les uniques protagonistes du jeu (comme dans Horizon Zero Dawn) ou disponibles parmi une sélection plus vaste (par exemple, dans Overwatch). Un personnage prédéfini a son propre nom, son identité, sa personnalité, son histoire.

Une fois cette distinction posée, concentrons-nous d’abord sur l’avatar. L’avatar est le produit de la personnalisation des joueur-euse-s. Cette personnalisation joue un rôle important dans l’identification des joueur-euse-s à leur double virtuel, car celui-ci leur donne l’illusion du choix : même si l’apparence de l’avatar n’a aucun impact sur l’expérience de jeu, iels se sentent davantage immergé-e-s dans l’univers de jeu, et manifestent une identification plus grande à leur avatar quand iels ont l’opportunité de le personnaliser. C’est l’une des manifestations de « l’effet IKEA », qui consiste à accorder davantage de valeur à un objet qu’on a façonné soi-même(2).

Encore faut-il que les outils de customisation proposés par les jeux reflètent les populations qu’ils entendent cibler. Les joueur-euse-s, en particulier queer, regrettent la pauvreté des choix offerts, et notamment le manque de variété dans les types de corps des avatars. Quand on demande à des personnes appartenant aux communautés LGBTQ+(3) : « Qu’aimeriez-vous changer dans les outils de customisation de personnages pour mieux vous représenter ? », la réponse la plus fréquente se rapporte à la diversité des morphotypes.

Aussi, les joueur-euse-s LGBTQ+ rappellent que l’élimination des étiquettes de genre sur les éléments de customisation est cruciale pour l’inclusion de cette communauté. Décorréler les traits du visage, les accessoires et les vêtements des expressions traditionnelles de genre apporte une plus grande liberté de personnalisation.

C’est ce que m’a expliqué Claire, femme trans :

« J’aime les outils de customisation qui proposent beaucoup de coupes et de couleurs de cheveux, comme les dégradés, et qui couvrent le plus grand spectre possible d’expressions de genre. Je n’aime pas devoir sélectionner un avatar féminin ou masculin qui verrouille certaines options. »

Cet effort permet non seulement de mieux répondre aux besoins des personnes queer (par exemple, un homme trans dont la voix est codée féminine), mais il augmente la liberté de tous-tes les joueur-euse-s, y compris les personnes cis. A la fin d’une conférence que je donnais à ce sujet, un homme cis est venu me voir pour me dire qu’il avait du mal à trouver des outils de customisation qui lui permettaient de créer un avatar masculin avec des cheveux très longs. De la même manière, on peut être une femme cis et avoir la voix très grave… d’où l’intérêt de supprimer les étiquettes de genre et de déverrouiller toutes les options de personnalisation, afin d’offrir à tous-tes cette flexibilité qui est aussi source de fun !

Chloé partage ce désir de supprimer les labels de genre : « Dans un outil de customisation, j’ai tendance à créer des personnages qui me ressemblent en m’appuyant sur une apparence plu- tôt qu’un genre. » Parmi les bons élèves, les Sims 4 sont souvent cités comme les pionniers en la matière : les joueur-euse-s peuvent définir l’apparence physique, les vêtements et les fonctions corporelles de leur réplique virtuelle indépendamment de son genre.

Concernant l’apparence souhaitée de leur avatar, bon nombre de personnes LGBTQ+ déclarent vouloir représenter l’idéal qu’elles désirent atteindre dans la vraie vie. Les jeux vidéo sont un outil d’expression et d’expérimentation précieux pour les personnes queer. Une partie importante des joueur-euse-s de cette communauté considère les systèmes de création d’avatar comme un moyen utile d’exprimer et/ou d’expérimenter leur identité de genre dans un environnement sûr, non-menaçant et non-stigmatisant, où la critique est absente.

Claire se rappelle l’importance qu’ont eue les personnages de jeu vidéo dans son cheminement identitaire. Avant sa transition, elle préférait incarner un personnage féminin quand elle en avait le choix : « Les personnes trans ont tendance à choisir des personnages qui correspondent à leur vraie identité avant même de réaliser qu’elles sont trans. » Fin 2018, elle était en stage, une période calme de sa vie. Elle passait alors beaucoup de temps sur Reddit, jusqu’à tomber sur un post qui a attiré son attention. Cette publication, qui traitait de la transidentité, l’a interpellée. A l’issue de sa lecture, Claire s’est posé des questions sur sa propre identité. Elle s’est interrogée sur sa préférence systématique pour les personnages féminins dans les jeux vidéo. Elle tempère cependant : « En tant que personne assignée homme à la naissance, vouloir n’incarner que des personnages féminins n’est pas une condition suffisante pour se dire : “je suis trans”, mais c’est une condition suffisante pour se poser la question. »

Claire pensait que cet attrait pour les personnages féminins était normal pour un homme cis hétéro : on crée un personnage féminin parce qu’on est attiré par l’apparence et le corps des femmes. Elle poursuit : « Je faisais la confusion entre mon identité de genre et mon orientation sexuelle. Je pensais : “je préfère les femmes car elles sont plus jolies à regarder, donc je suis un mec hétéro”. » C’est dans les romances proposées dans les jeux qu’elle s’est rendu compte qu’elle éprouvait da- vantage d’envie et de jalousie que de désir pour les personnages féminins : « Je me disais : “je ne désire pas ce personnage féminin. Je veux lui ressembler”. »

En échangeant avec une amie trans, celle-ci lui a dit choisissait toujours de créer une femme humaine avec des cheveux roux et des yeux verts :

« Elle a pris conscience que c’était l’apparence qu’elle voulait avoir, son idéal à atteindre. »

Morgane, personne queer, a aussi utilisé le jeu vidéo pour alimenter ses réflexions sur son genre :

« Quand j’étais plus jeune, j’avais tendance à rejeter ce qui avait trait à la féminité. J’étais un “tomboy”, un “garçon manqué”, je m’habillais au rayon garçon. C’est ma mère qui a découvert mon identité sexuelle avant moi. Aujourd’hui, je me défi- nis comme queer. Dans Mass Effect, je jouais plutôt des personnages masculins. Dans les jeux en ligne aussi, pour être plus tranquille. Je le fais moins aujourd’hui, je pense que c’est lié à l’acceptation de soi, car je n’avais pas conscience de mon homophobie internalisée. Maintenant, j’incarne des personnages féminins ou masculins sans préférence particulière. »

Le jeu vidéo permet non seulement aux personnes LGBTQ+ d’explorer leur identité, mais aussi, pour certaines, de les aider à préparer leur coming-out. Ce dévoilement progressif peut avoir lieu au sein du jeu, puis auprès de la communauté en ligne autour de ce jeu, et enfin, une fois qu’elles ont suffisamment gagné en assurance, dans la vie réelle.

La customisation dans les jeux permet aux personnes trans de tester leur futur prénom, par exemple. Un article(4) écrit par Isabelle Davis, qui relate l’histoire d’un-e joueur-euse de Stardew Valley, illustre ce point. Cette personne avait déjà fait son coming-out non-binaire et commencé à utili- ser les pronoms « iel », et elle hésitait à adopter son nouveau prénom, Oakie. Iel s’inquiétait non seule- ment de la réaction de son entourage, mais aussi de regretter son choix et de finalement revenir à son ancien nom. Quoi de mieux pour tester ce prénom que de l’utiliser dans un jeu vidéo ?

Oakie a donc expérimenté son nouveau nom dans Stardew Valley, un jeu où les villageois-e-s saluent les joueur-euse-s à leur arrivée en ville. Oakie a pu constater que personne, parmi les habitant-e-s, ne trouvaient le prénom « Oakie » étrange ou inapproprié. Iel a expérimenté la sensation agréable de s’appeler Oakie et commencé à éprouver un sentiment d’acceptation, avant de ressentir une véritable exaltation. Un moment d’euphorie de genre par le biais d’un jeu vidéo.

L’euphorie de genre se traduit par « un sentiment de bien-être ou de confort lié au fait d’être respecté-e dans son genre ou d’être capable d’ex- primer son genre comme on en a besoin »(5). Elle est à opposer à la dysphorie de genre, qui décrit le « sentiment d’inconfort ou de détresse qui peut résulter d’avoir été assigné au mauvais genre à la naissance. »(6)

C’est ainsi qu’Oakie le personnage de jeu est devenu-e Oakie la vraie personne, balayant d’un revers de manette les inquiétudes pour les illuminer de la joie d’être soi-même, dans un instant de grâce où l’on touche du doigt son idéal, comme un Icare invincible irait danser avec le soleil. C’est ce qu’observe Oriane quand elle revient sur le sentiment de plénitude que lui procure sa transition :

« Chaque jour qui passe, on s’éloigne de ce qu’on était pour se rapprocher de ce qu’on veut être. »

Si le jeu vidéo est propice à l’expérimentation de l’identité et de l’expression de genre, il en est de même pour la sexualité grâce aux options de romance. Force est de constater que le jeu vidéo, où la sexualité est souvent abordée de manière superficielle, a encore du chemin à faire. Comme le souligne Oriane : « Le problème majeur, c’est l’absence de choix, avec des romances forcées. Dans Wind Commander 3, on te donne littéralement le choix entre emballer la fille de gauche ou la fille de droite. » Malgré des options limitées, à la question de savoir si le jeu vidéo est un outil d’expérimentation safe pour les sexualités queer, le constat de Laura, bisexuelle, est sans appel :

« Dans Assassin’s Creed Odyssey, je peux vivre ma sexualité de manière plus légère que dans le monde réel. Quand je suis dans l’espace public avec une femme, je suis stressée, je me sens potentiellement en situation de danger. J’ai un moment d’hésitation avant d’embrasser ma copine dans le métro alors que je n’ai aucun problème à le faire quand je suis avec un homme. Le jeu vidéo m’aide à gagner une forme de confiance, c’est un espace safe qui me permet d’explorer, de flirter, de découvrir, de tester. Je me demande : “qu’est-ce que je dirais dans cette situation ?” sans penser au risque de conséquences négatives qui pourraient se produire dans la vraie vie. »

Chloé, femme lesbienne, associe aussi le jeu vidéo à un « cocon protecteur », qui l’était d’autant plus quand elle était adolescente, alors qu’elle se sentait mal acceptée à l’école.

Pour légitimer la pluralité des sexualités qui existent en-dehors du cadre hétéronormatif, la question du choix est au centre, encore et toujours. Morgane salue l’effort de certains jeux à ce sujet :

« Dans Mass Effect, il y a plusieurs combinaisons romantiques possibles, mais on peut aussi faire le choix d’avoir un personnage asexuel/aroman- tique. Ce serait bien de pouvoir laisser le choix aux joueur-euse-s d’éviter les scènes de nudité pour celleux que ça gêne au lieu de les imposer, comme dans The Witcher 3. »

Dans le contexte de la représentation des groupes marginalisés, proposer aux joueur-euse-s d’incarner des avatars « coquilles vides » qu’iels peuvent personnaliser à leur guise ou imposer à tous-te-s de jouer un personnage prédéfini n’a pas les mêmes implications.

D’un côté, la création et la personnalisation d’avatars offre aux personnes issues des groupes marginalisés la possibilité de s’exprimer et de se représenter elles-mêmes. C’est comme si les développeur-euse-s leur tendait un miroir qui leur permettrait de distinguer leur propre reflet. Les joueur-euse-s peuvent alors développer un sentiment fort d’identification avec leurs avatars, qui deviennent des alter ego virtuels (ce processus est décrit en anglais par le verbe « to identify as »).

De l’autre, les personnages écrits et issus de groupes marginalisés permettent à l’ensemble du public de se confronter à des histoires et des expériences sous-représentées. Les développeur-euse-s donnent aux joueur-euse-s une loupe qui attire leur attention sur les spécificités d’un individu (avec une identité unique, une his-toire qui lui est propre …) qu’iels n’ont pas choisi. Les joueur-euse-s vont pouvoir s’attacher à leur personnage et créer une connexion émotionnelle avec lui, même si celui-ci ne leur ressemble pas (en anglais, « to identify with »). Dans le premier cas, les développeur-euse-s délèguent aux joueur- euse-s les enjeux de représentation. Dans l’autre, iels prennent la responsabilité de montrer des per- sonnages qui ont été invisibilisés et de raconter des histoires qui ne l’ont pas (ou peu) été.

C’est ce que décrit l’universitaire Adrienne Shaw dans son essai Gaming at the Edge :

« Le pluralisme donne la possibilité de voir des groupes marginalisés représentés seulement si le joueur/la joueuse le choisit, il ne peut donc pas accomplir les objectifs socialement progressistes de la représentation dans les médias. La diversité dans les jeux vidéo nécessite que tous les publics soient confrontés à différents types de personnages. »

Le pluralisme est un choix donné aux joueur- euse-s d’incarner des personnages de groupes marginalisés (en termes de genre, de sexualité, de couleur de peau …), tandis que la diversité favorise la différence en l’imposant, participant de fait au processus de normalisation de ce type de repré- sentation.

De ce point de vue, la question de la narration (et donc des personnages écrits) est cruciale pour créer des moments de joie vidéoludiques dans la communauté queer.

La suite dans la deuxième partie de l’article.

Bibliographie :

1 — Lin, H., & Wang, H. (2014). Avatar creation in virtual worlds : Behaviors and motivations. Computers in Human Behavior, 34, 213–218.

2 — Foreman, A. (2020, 10 juin).”Avatar creators are the next big improvement I want to see in games”. Mashable.

3 — Van Aller, Marcus. Transgender and Genderqueer Experiences of Avatar Creation in Games. 2018

4 — Davis, I. (2021, 11 février). “Games Don’t Judge You for Expressing Your True Self”. Wired.

5 — LVEQ. (2018, 1 mai). “L’euphorie de genre”. La vie en queer.

6 — Ibid.

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Marie-Lou Dulac

Diversity & Inclusion expert in the media and entertainment industry